Les Scythes, Voltaire, 1767, acte I - Texte

Le théâtre représente un bocage1 et un berceau, avec un banc de gazon : on voit, dans le lointain, des campagnes et des cabanes.

SCÈNE PREMIÈRE.
Hermodan, Indatire, et deux Scythes, couverts de peaux de tigres ou de lions.

HERMODAN.

Indatire, mon fils, quelle est donc cette audace ?
Qui sont ces étrangers ? Quelle insolente race
A franchi les sommets des rochers d'Immaüs2?
Apportent-ils la guerre aux rives de l'Oxus3 ?
Que viennent-ils chercher dans nos forêts tranquilles ?

INDATIRE.

Mes braves compagnons, sortis de leurs asiles,
Avec rapidité se sont rejoints à moi,
Ainsi qu'on les voit tous s'attrouper sans effroi
Contre les fiers assauts des tigres d'Hyrcanie4.
Notre troupe assemblée est faible, mais unie,
Instruite à défier le péril et la mort.
Elle marche aux Persans, elle avance ; et d'abord,
L'olivier à la main, devant nous se présente
Un jeune homme entouré d'une pompe5 éclatante ;
L'or et les diamants brillent sur ses habits,
Son turban disparaît sous les feux des rubis ;
Il voudrait, nous dit-il, parler à notre maître.
Nous le saluons tous, en lui faisant connaître
Que ce titre de maître, aux Persans si sacré
Dans l'antique Scythie est un titre ignoré.
« Nous sommes tous égaux sur ces rives si chères,
Sans rois et sans sujets, tous libres et tous frères.
Que veux-tu dans ces lieux ? Viens-tu pour nous traiter
En hommes, en amis, ou pour nous insulter ? »
Alors il me répond, d'une voix douce et fière,
Que, des États Persans visitant la frontière,
Il veut voir à loisir ce peuple si vanté
Pour ses antiques mœurs et pour sa liberté.
Nous avons avec joie entendu ce langage.
Mais j'observais pourtant je ne sais quel nuage,
L'empreinte des ennuis ou d'un dessein profond,
Et les sombres chagrins répandus sur son front.
Nous offrons cependant à sa troupe brillante,
Des hôtes de nos bois la dépouille sanglante,
Nos utiles toisons, tout ce qu'en nos climats
La nature indulgente a semé sous nos pas,
Mais surtout des carquois, des flèches, des armures,
Ornements des guerriers, et nos seules parures.
Ils présentent alors, à nos regards surpris,
Des chefs-d'œuvre d'orgueil sans mesure et sans prix,
Instruments de mollesse, où sous l'or et la soie
Des inutiles arts tout l'effort se déploie.
Nous avons rejeté ces présents corrupteurs,
Trop étrangers pour nous, trop peu faits pour nos mœurs,
Superbes6 ennemis de la simple nature :
L'appareil des grandeurs au pauvre est une injure ;
Et recevant enfin des dons moins dangereux,
Dans notre pauvreté nous sommes plus grands qu'eux.

1. Bocage : petit bois ombragé 2. Immaüs : nom donné à un massif montagneux 3. Oxus : fleuve d'Asie centrale. 4. Hyrcanie : nom donné dans l'Antiquité à des régions d'Asie centrale. 5. Pompe : cérémonial fastueux. 6. Superbes : orgueilleux.


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